Mémoires

 

Mémoires de Thérèse Brenet

 


 

(Extraits)

 

Photo Thérèse Brenet

Photo par Odile Haïn

Je ne dois rien au Conservatoire et, tout compte fait, c’est une mauvaise école, qui n’assure ni un véritable encadrement, ni la direction d’ensemble du cursus de l’étudiant; c’est surtout, j’en ai fait la triste expérience, une école qui distribue des diplômes auxquels elle-même ne croit pas, et qui constituent à peine un misérable tremplin pour sauter dans la vie professionnelle, – des billets de la sainte-farce, en somme…

Je ne suis pas près d’oublier ce que me fit comprendre Raymond Gallois Montbrun, lorsque, munie d’un bon nombre de tels diplômes, auxquels, moi, dans ma naïveté, je croyais, je vins lui faire part de ma candidature à un poste de professeur dans l’établissement qu-il dirigeait. En fait, il faut en faire le constat, le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris souffre depuis longtemps de n’avoir jamais su choisir entre deux formules : celle des diplômes de prestige, qui sont décernés selon le mérite, mais qui n’ouvrent aucune porte et ne donnent accès à aucune fonction, et celle des concours de recrutement, où, dans le meilleur des cas, même lorsque n’intervient pas le clientélisme, le succès est en fonction du nombre des postes à pourvoir et non plus de la qualité des concurrents.

De plus, la technique – et même parfois une simple apparence de technique – est trop souvent privilégiée au détriment de la puissance créatrice et pour tout dire, de la musique. Tout étudiant qui manifeste inconsidérément le désir de penser un peu fait peur et se trouve insidieusement, mais systématiquement éliminé.

Je me souviens d’avoir été un jour membre du jury d’un concours de musique électro-acoustique. J’y fus la seule à défendre un candidat qui me semblait avoir à la fois les qualités techniques et le tempérament. Son professeur, Guy Reibel, très déçu du résultat, ne sut jamais que j’avais soutenu, seule contre tout un jury indifférent, incompétent et timoré, cet élève qu’il considérait comme son meilleur.

Ce phénomène de rejet qui affecte toute personnalité véritable est, me semble-t-il, parfaitement bien analysé par Eugène Ionesco.

“Ne pas penser comme les autres vous met dans une situation bien désagréable. Ne pas penser comme les autres, cela veut dire simplement que l’on pense. Les autres, qui croient penser, adoptent simplement sans réfléchir les slogans qui circulent, ou bien ils sont la proie de passions dévorantes qu’ils refusent d’analyser. Pourquoi refusent-ils, ces autres, de démonter le système de clichés, les cristallisations de clichés qui constituent leur philosophie toute faite, comme des vêtements de confection? En premier lieu parce que les idées reçues servent leurs intérêts et leurs impulsions, parce que cela leur donne bonne conscience et justifie leurs agissements. Nous savons tous que l’on peut commettre les crimes les plus abominables au nom d’une cause “noble et généreuse”. Il y a aussi le cas de ceux, nombreux, qui n’ont pas le courage ” de ne pas avoir des idées comme tout le monde “. Cela est d’autant plus ennuyeux que c’est presque toujours le solitaire qui a raison. C’est une poignée de quelques hommes méconnus, isolés au départ, qui change la face du monde. La minorité devient la majorité. Lorsque les quelques uns sont devenus les plus nombreux et les plus écoutés, c’est à ce moment-là que la vérité est faussée”.

Ce jugement paraîtra dur, sans doute. Et quelque moraliste, qui croira même parler au nom du bon sens, m’objectera peut-être que nul n’est forcé d’entrer au Conservatoire, ni même d’acquérir des diplômes : c’est parfaitement exact, et personne ne m’aurait contesté, en effet, le droit de renoncer à toute carrière musicale. Car, s’il est parfois possible de se passer de diplôme pour réussir, lorsqu’on est simplement le ” vilain petit canard ” qui n’aime que la musique, mais qui se trouve issu d’un tout autre monde – pas nécessairement défavorisé pour autant, ni encore moins sourd à la musique, mais simplement autre que celui de la musique professionnelle -, il n’y a pas d’autre issue honorable que les diplômes.

Je ne suis pas non plus de ceux qui crachent dans leur soupe, ce qui est une mauvaise action doublée d’une sottise. Mais je n’admets pas qu’une institution qui prétend servir à la fois la jeunesse et la musique – deux valeurs en lesquelles je crois – soit, de par les modalités de son fonctionnement, détournée de ce qui devrait être sa raison d’être, au profit de chasses-gardées des plus douteuses, au point de servir trop souvent à préserver des privilèges que rien ne justifie. Déjà, en 1835, Liszt soulevait la question, à peu près comme je serais tentée moi-même de la poser :

“Le Conservatoire répond-il aux besoins, satisfait-il en tous points aux exigences du moment actuel? La vie circule-t-elle abondamment dans ce vaste corps que plusieurs accusent de décrépitudes et que nous ne croyons qu’engourdi ?”

Mais il faut bien préciser aussi qu’il s’agit d’une opinion sur l’institution et son fonctionnement, mais non pas sur les individus. Individuellement, je conserve un très grand souvenir de la plupart des professeurs que j’ai connus dans cet établissement. J’insiste encore une fois : individuellement, car c’étaient les hommes, et non pas la fonction et encore moins le système, que je respectais. Je leur dois beaucoup et je leur conserve une immense reconnaissance et une profonde affection.

 

Je tiens à évoquer ici ceux qui m’ont le plus marquée :

 

Maurice Duruflé figure sans doute parmi les quelques compositeurs français qui auront vraiment compté dans ce XXe siècle. Son oeuvre est assurément peu abondante, car il fut toute sa vie un homme modeste et un perfectionniste, que rien ne contentait. Mais le peu qu’il a laissé passer donne des regrets. Son admirable Requiem est extrêmement connu dans le monde entier et notamment aux Etats-Unis.

classe d'harmonie de Maurice Duruflé

1956 : classe d’harmonie de Maurice Duruflé au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.

C’est avec une profonde surprise que je découvris bien plus tard, en 1998, que le chanteur-saltimbanque à succès, Michael Jackson avait intégré dans l’un de ses spectacles des extraits relativement nombreux du Requiem de Duruflé. Le compositeur s’est-il retourné dans sa tombe?… C’est possible, mais ce n’est pas sûr. Pour moi, j’ai perçu l’emprunt, avec quelque gêne et de manière ambiguë, comme une sorte de sacrilège, certes, mais en même temps, sous la provocation, comme un hommage; et je crois qu’en fin de compte, même si le risque est très fort de saccager de la beauté, il faut encore se réjouir que le bateleur ait jugé que cette musique de très grande classe était de nature à remuer jusqu’au fond des tripes le public abruti, abêti, sottement fanatisé, qui fait ordinairement le succès de ses minables et triomphales prestations! Et on ne peut exclure tout à fait qu’un peu de musique ait passé ce jour-là par ce canal inhabituel. Du moins le risque méritait-il d’être pris.

Et qui sait ?… Peut-être Michael Jackson aura-t-il des lettres de ses fans pour le remercier de leur “avoir permis de découvrir la musique des riches”, pour reprendre l’expression – émouvante, en vérité, mais navrante à la fois – d’un ouvrier qui remerciait un autre bateleur, Jacques Martin, de faire un peu de place dans ses émissions télévisées à la musique classique.

En France, s’il n’est pas ignoré d’une part du public cultivé, Maurice Duruflé est très loin d’occuper la place que son génie mériterait. Au Conservatoire National Supérieur de Paris, Duruflé aura passé presque inaperçu : aujourd’hui, il n’y a même pas de ” salle Maurice Duruflé ” dans cet établissement. Et pourtant, malgré son manque de charisme personnel et de dons pédagogiques, je suis fière d’avoir été son élève et je garde le souvenir d’un homme profondément respectable, qui m’a conduite à mon Premier Prix d’Harmonie.
Mme de Raucourt s’était occupée de mon initiation à l’harmonie et m’avait présentée à Duruflé, qu’elle connaissait très bien. C’est grâce à elle que je réussis ce concours d’entrée assez sélectif et je lui conserve une immense affection. Après mon Premier Prix d’harmonie, mes parents se lièrent d’amitié avec elle et son mari, l’ingénieur général de Raucourt.

Elle me raconta que Duruflé, pourtant fort exigeant pour lui-même et ordinairement très peu porté à faire des compliments aux autres, lui avait déclaré un jour :

“On ne rencontre pas deux fois dans une vie de professeur une élève douée comme Thérèse Brenet.”

De la part de cet homme taciturne, c’était vraiment l’expression d’un très grand enthousiasme que je n’imaginais aucunement avoir suscité, tant Duruflé restait froid et réservé pendant ses cours.

 

Les trois années que je passai dans la classe de Noël Gallon (contrepoint et fugue) furent, avec celles passées chez Rivier et Milhaud, les plus heureuses de ma vie d’étudiante.

Premier Grand Prix de Rome en 1910, professeur de contrepoint et de fugue, Noël Gallon était un remarquable pédagogue. Je le revois, lorsqu’il corrigeait nos devoirs, assis au piano, rectifiant une faiblesse ou une erreur.

classe de fugue de Noël Gallon

1961 : classe de fugue de Noël Gallon au CNSM de Paris

Il émanait de lui une telle clarté que j’avais l’impression de lire dans ses pensées. Je garde un merveilleux souvenir de cet homme calme, bon, paisible, compétent et… – s’agissant d’un professeur au Conservatoire, ce n’est malheureusement pas un pléonasme – musicien.

J’appréciais à tel point son jugement, toujours empreint d’une grande sagesse, qu’après avoir obtenu des premiers Prix de contrepoint et de fugue dans sa classe, je conservai l’habitude d’aller le trouver pour lui demander un conseil, pour lui exprimer mes doutes de jeune compositeur et lui faire part de toutes les difficultés que je pouvais rencontrer; et je trouvai toujours auprès de lui un accueil affectueux et des conseils efficaces […]

Il m’estimait, et je sus qu’il me cita un jour à Pedro Ipuche Riva, musicien uruguayen, qui était aussi l’un de ses anciens élèves et qui fit connaître ma musique dans son pays, l’assurant que j’étais “l’un des élèves les plus doués techniquement qu’il ait eus au cours de ses dernières années d’enseignement”.

 

J’étais entrée en classe de composition, non sans réticences ni sans révoltes intérieures contre un système où je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Dès cette époque, j’avais écrit à Madame de Raucourt :

“Je pense essayer d’entrer chez Milhaud, mais ce concours d’entrée dans une classe de composition sera ma dernière concession au championnat, à la médiocrité musicale qu’engendre ce programme grotesque et pitoyable. Jugez-en vous-même :

Durée, 18 heures

1. Début d’un mouvement d’une oeuvre pour piano sur un thème donné – le plus laid possible

2. Exposition, choral et une variation pour quatuor à cordes. (c’est-à-dire cet éternel style de Bach, comme celui que je fabrique en quantité industrielle depuis quatre ans! )

3. Exposition de fugue, réalisation de la strette véritable

En dehors de la mise en loge, on présente des œuvres qui sont lues! Sinistre plaisanterie. Et dire que ces malheureux membres du jury ont besoin de faire travailler un candidat pendant dix-huit heures pour savoir s’il est musicien, alors que moi, j’ai besoin de cinq minutes pour être sûre qu’ils ne le sont pas. N’avons-nous pas contemplé et entendu ensemble, cet après-midi de juin, l’horrible résultat de cette éducation musicale navrante? Tout cela, je le pense depuis dix ans, mais je ne me permets de l’exprimer que depuis trois mois. Cela fait du bien!… Pour mon compte personnel, je souhaite donc arrêter au plus vite ce lent travail d’extermination de toute sensibilité, originalité et personnalité.”

Fort heureusement pour moi, Jean Rivier était un homme charmant et chaleureux; et il savait encourager ses élèves. Il était habitué à reprendre la classe de composition un an sur deux, lorsque Darius Milhaud, qui en était titulaire, enseignait, au Mills College, en Californie, puis, lorsque Milhaud, atteint par la limite d’âge, fut mis à la retraite (en France, mais pas aux U.S.A.!…) Jean Rivier lui succéda à temps complet dans son enseignement. Personne ne ressentit la moindre réticence, ni la moindre dysharmonie à ce délicat héritage.

J’avais donc travaillé un an avec Milhaud, et l’année suivante, c’était désormais Jean Rivier qui assurait la classe. J’appris avec ces deux professeurs à ouvrir les fenêtres sur l’inconnu et sur le monde moderne, et à oublier l’enseignement, formateur, certes, mais trop poussé et trop strict, que j’avais reçu dans les classes d’écriture. Et je remercie mes deux professeurs de m’avoir aidée à oublier la rigueur excessive de cet indispensable carcan, et à me défaire de la raideur qui en résultait pour devenir moi-même. Certes, la composition ne s’enseigne pas – ou guère -, mais Rivier fut un remarquable professeur de composition, dans le sens où il ne chercha jamais à marquer ses élèves de ses propres idées de compositeur – il fut aussi un compositeur non négligeable et fort indépendant -,  mais où il s’efforça toujours de trouver en chacun de nous ce qu-il y avait de “spécial”, d’ “unique”, de “différent”, qui pourrait mériter d’être amplifié et nous aiderait à développer notre personnalité et, parfois, à faire émerger une véritable force créatrice qui, avec un autre, aurait pu être étouffée.

Pour évoquer Jean Rivier, il me semble que je ne peux faire mieux que de citer les plus beaux passages de l’adieu qui fut lu le 10 novembre 1987, pour ses obsèques – trop peu de ses anciens élèves s’étaient dérangés pour l’entendre!… – et qui me fut envoyé par son petit-fils, Didier :

[…] Cette musique, elle a empli ta vie, elle a été ta vie.
Je n’aurais rien pu faire d’autre, je ne sais rien faire d’autre, disais-tu souvent.
Et à la veille de ton départ, tu nous as avoué que tu avais encore des notes plein la tête.
En nous quittant, tu nous laisses ton œuvre, et nous savons que c’est ta manière à toi de continuer à vivre parmi nous.
Dans un siècle où la musique a cherché sa voie, tu t’es méfié de tous les systèmes.
Tes élèves le savent, tu leur as toujours préféré la sensibilité, la vérité des émotions, la maîtrise de leur expression. Et c’est pourquoi ta musique restera, parce qu’elle s’adresse non seulement à nos oreilles, mais aussi – et surtout – à notre cœur.
Que ceux qui sont là aujourd’hui, et qui ne connaissent de toi que le compositeur, sachent que tu étais dans la vie tel qu’on te devine dans tes partitions.
Un homme généreux, enthousiaste, entier, un homme vrai.
Mais aussi un homme sensible, bienveillant, un homme bon.
Ce dernier trait de caractère, tes proches le savent, tu le masquais derrière une grande pudeur.
Oui, Jean, tu n’aimais pas l’ostentation. Cette bienveillance, tu la portais comme une manière naturelle, une évidence, en somme.
Il t’est arrivé de te cacher pour aider tel ou tel : tu aurais mal supporté qu’on t’en remerciât.
Quelles que soient les épreuves, tu n’as jamais varié. Ta chaleur nous a toujours accompagnés dans ce morceau de vie que nous avons parcouru ensemble.
Elle nous fait soudain cruellement défaut et nous voilà comme des enfants, incapables d’accepter qu’un Monsieur de 91 ans nous quitte […]

Darius Milhaud lui aussi, avait été très gentil avec moi. Ce fut lui qui me poussa à passer pour la première fois le concours de Rome, afin, disait-il, d’y prendre rang, et il me soutint chaleureusement à cette occasion. Il m’avait beaucoup incitée, m’écrivant même depuis les “States” pour cela, à suivre les cours de Messiaen – conseil que je ne pus suivre, en raison de ma faible santé, qui m’obligeait à limiter beaucoup mes activités, mais aussi, parce que je trouvais déjà que les élèves de Messiaen – qui était lui-même un compositeur fascinant – semblaient tous sortis du même moule.

Bien plus tard, lorsque je lus les ouvrages qui parurent autour de la personnalité du grand acteur Michel Bouquet, dont je devais aussi croiser la route, j’eus la surprise de découvrir que je n’étais pas seule à éprouver cette crainte de l’approche inconsidérée des grands modèles : Michel Bouquet l’avait connue intensément bien avant moi devant les très grands maîtres qu’étaient les acteurs Charles Dullin et Louis Jouvet, qu’il se contenta d’observer et d’admirer de loin :

Je ne vais pas me frotter aux trop grands, ai-je tout de suite pensé. D’abord, je redoutais de ne pas comprendre la moitié de ce que m’aurait dit Dullin, ma culture était si lamentable ! Et puis, même, sa réputation de formidable humanité, de quasi-sainteté, me faisait peur : les saints, ce n’est jamais des gens très fréquentables. Enfin, j’aurais redouté de perdre tous mes pauvres repères face à une pareille personnalité, d’être à jamais perturbé.” […]

Darius Milhaud, dont Claude Rostand devait écrire plus tard : “Son but est avant tout la liberté de l’expression“, ne se donnait guère de peine pour nous apprendre quoi que ce fût, ni pour construire une œuvre, ni pour orchestrer : il laissait ce soin à Jean Rivier et à nos efforts personnels ; mais j’appréciai infiniment son humour et je crois bien que c’était réciproque. Il est passé très vite, beaucoup trop vite, dans ma vie, mais je garde un souvenir vivace de toutes nos rencontres, de sa désinvolture charmante et, je le répète, de son humour, parfois corrosif, surtout quand il parlait d’André Jolivet, qu’il n’aimait pas, et, plus encore, de l’encombrante Mme Jolivet, fondatrice d’une association des “Amis de Jolivet”, qu’elle dirigeait et dont elle avait, quasiment de force, envoyé une carte à Darius Milhaud. Il faut dire que Mme Jolivet défrayait abondamment la chronique : elle était célèbre surtout par ses énormes chapeaux et maladivement jalouse de son mari qu’elle ridiculisait par des scènes publiques terribles et qu’elle enfermait à clef, prétendait-on, pour l’obliger à travailler. Par une belle ironie du sort, Jolivet devait succéder indirectement à Darius Milhaud, au moment de la retraite de Jean Rivier à la classe de composition et les choses se passèrent assez mal.

Je me souviens aussi de l’amitié et de la confiance que me témoigna Darius Milhaud, un jour où nous prenions le thé ensemble dans son appartement de Pigalle. Il me raconta, ce jour-là, une anecdote qui avait été l’une des grandes déceptions de sa carrière de professeur de composition au Conservatoire de Paris. Bien des années après, il en éprouvait encore une grande amertume. Mais ce dont Milhaud était bien loin de se douter, c’était que la grave affaire qu’il me confiait ainsi allait avoir, trente-cinq ans plus tard, des incidences sur mon propre enseignement, lorsque je reviendrais comme professeur dans ce même Conservatoire de Paris.

En 1952, Karlheinz Stockhausen, âgé d’une vingtaine d’années, était arrivé à Paris, dans l’intention d’étudier conjointement, comme l’usage allait bientôt s’en établir, la composition dans la classe de Darius Milhaud, tout récemment nommé professeur au Conservatoire, en même temps que Tony Aubin, et l’esthétique musicale dans celle d’Olivier Messiaen qui enseignait l’harmonie depuis 1942, mais pour qui une classe “taillée sur mesure” venait aussi d’être créée. Je ne sais en quoi consistaient à cette époque les diverses épreuves du concours d’entrée dans une classe de composition, mais Karlheinz Stockhausen, qui n’avait pas suivi — et pour cause ! — le parcours alors normal des classes d’écriture, se trouvait contraint de passer un tout petit examen de solfège, qui comportait entre autres épreuves une très classique dictée d’accords, jouée au piano, qu’il fallait entendre et coucher sur le papier.

L’épreuve fut un désastre pour Stockhausen qui se montra incapable de reconnaître et d’écrire ces quelques accords.

Le lendemain, Darius Milhaud, qui n’avait pu assister personnellement à l’examen, fut très étonné de ne pas trouver le nom de Karlheinz Stockhausen sur la nouvelle liste des élèves qui avaient été admis à sa classe. Il téléphona immédiatement au directeur, qui était alors Claude Delvincourt, pour lui faire part de sa déception, de son indignation.

— Je tenais essentiellement à cet élève, dont le tempérament et la personnalité m’intéressaient, dit-il au directeur. Que s’est-il donc passé ?…

Claude Delvincourt, “cet aristocrate de la pensée” pour reprendre la jolie formule de Norbert Dufourcq, qui avait, pour le Conservatoire qu’il dirigeait, de hautes ambitions et des exigences de qualité, lui avoua la déroute complète de Karlheinz Stockhausen, devant la fameuse dictée d’accords, et lui raccrocha au nez en concluant brutalement :

— Je n’accepterai jamais qu’un élève qui n’entend pas entre dans une classe de composition.

Stockhausen suivit donc les cours de Messiaen, mais il avait subi l’humiliation cuisante de ne pouvoir suivre la classe de composition du Conservatoire de Paris.

Il faut penser que les nombreuses invitations qu’il reçut plus tard de ce même Conservatoire de Paris et sa réussite mondiale jusqu’au jour où des propos inconsidérés et indécents sur l’attentat terroriste de Manhattan lui firent perdre la faveur générale, n’effacèrent pas complètement ses rancœurs. Il trouva une bonne occasion de prendre sa revanche et, après tout, c’était peut-être de bonne guerre. Ce fut au début des années quatre-vingt, sans doute en 1983, — Stockhausen battait ainsi de très loin tous les records de la mule du Pape, qui n’avait gardé que douze ans son coup de pied ! — que, lors d’une répétition d’orchestre avec les élèves du Conservatoire, se trouvant au pupitre, il fut agacé par le désordre, le manque de rigueur et de sérieux des élèves. Et il fredonna un passage pour expliquer à un jeune violoncelliste ce qu’il attendait de lui. L’élève resta l’archet en l’air, totalement incapable de reproduire sur son instrument les trois ou quatre notes que Karlheinz Stockhausen avait chantées.

Le musicien sortit très en colère, il cria sur tous les toits que les élèves du Conservatoire de Paris étaient sourds et il attaqua bruyamment les classes de solfège du Conservatoire, déclarant hautement que le but des études de solfège devrait être pour un élève non pas de coucher sur le papier à musique les sons à entendre, mais bien d’être capable de les reproduire immédiatement sur son instrument.

L’Histoire ne saura jamais si les élèves du Conservatoire de Paris étaient sourds ou si Karlheinz Stockhausen chantait faux… : toujours est-il que l’administration, humiliée à son tour, concocta une nouvelle réforme et ajouta aux épreuves de solfège un exercice de mémorisation. Cette réforme, qui venait après tant d’autres, se transforma vite en exercices devenus absurdes par leur longueur excessive ; de ce fait, ils manquèrent leur but et leur inadéquation devint évidente ; la réforme fut heureusement balayée vers la fin des années 80 par d’autres réformes qui, elles-mêmes…

Mes chers collègues ne se doutèrent jamais qu’à l’origine de cette calamité, il y avait eu l’échec malencontreux de Karlheinz Stockhausen, et que l’affaire datait non pas des années quatre-vingt comme ils le croyaient dans leur naïveté, mais de l’année 1948.

L’affaire connut un épilogue heureux, le 16 novembre 1983. Le chef d’orchestre Seiji Ozawa dirigeait Saint François d’Assise, l’opéra-fleuve qui devait être en quelque sorte, et sans jeu de mots, le chant du cygne d’Olivier Messiaen, une synthèse entre deux de ses sources d’inspiration avouées, Dieu et les oiseaux. Le chef d’orchestre avait fait une déclaration fort aimable au journaliste Jacques Doucelin, que M. de Kaey, collaborateur très proche de notre directeur, qui désirait mettre du baume au cœur des professeurs de solfège, pour la plupart offensés et ulcérés, par une agression dont tous ignoraient l’origine, déposa dans nos boites aux lettres :

– “C’est complètement “crazy” (sic !), avait déclaré Ozawa, parlant de l’œuvre de Messiaen. D’une difficulté inouïe pour les interprètes. Mais je puis dire que l’Opéra de Paris possède le meilleur chœur et les meilleurs vents du monde. En outre, ils sont très forts en solfège, ce qui leur permet de déchiffrer très vite les partitions nouvelles. Lorsque j’ai reçu la copie du Vie tableau, le Prêche aux Oiseaux, je me suis dit : “C’est injouable !” Eh bien, je me trompais”

Ce que je retiens avec le plus de gratitude de l’enseignement de Darius Milhaud, c’est, je le répète, sa désinvolture. Après les études d’harmonie, de fugue et de contrepoint, où nous avions appris, avec une solide et massive rigueur et sans trop de nuances, ce qui était permis ou défendu, au moment de passer du statut d’apprenti — nécessairement plagiaire— à celui de compositeur, il était salutaire et complémentaire de prendre contact avec un esprit libre, pour qui tout était possible, en fonction des circonstances ou à titre d’expérience. Darius Milhaud avait dû renforcer ce tour d’esprit, qui était naturellement le sien, lors de ses séjours, une année sur deux, aux U.S.A., pays du “Pourquoi pas ?…” et du “Tout est possible”, où les suggestions les plus folles peuvent rencontrer une réponse ouverte.

Bien sûr, au cours de cette période d’apprentissage de la composition, je dus faire, comme tout musicien de ma génération, une cure obligatoire des inévitables “trois viennois”, dont le culte exclusif était alors “musicalement correct”, et du “gourou français” qui en était le grand-prêtre et qui complétait le lot. Mais cela passa sur moi sans m’atteindre, parce que je savais qu’il y avait d’autres maîtres pour m’aider à réfléchir : Stravinsky, Bartok, et, en France, Albert Roussel, Maurice Ohana, Olivier Messiaen et la merveilleuse Adrienne Clostre, qui ouvrait bien des perspectives aux toutes jeunes femmes de notre génération…, et combien d’autres que je découvris, grâce, précisément, à Jean Rivier. Je dois pourtant ajouter qu’à cette époque, une grande partie des élèves de Rivier travaillaient avec Pierre Boulez et qu’ils apportaient fort régulièrement à la classe et, à l’imitation de leur gourou, sans la moindre réserve, le diktat sériel.

Quelques années auparavant, Boulez, que l’on commençait à appeler l’ “ayatollah de la musique” avait écrit cette phrase mémorable qui donne bien la mesure de l’incroyable intolérance qui régnait alors :

Après la découverte des trois Viennois, tout compositeur est inutile en dehors des recherches sérielles” (sic).

Je crois bien qu’à mon arrivée dans sa classe, Rivier accepta, à mon contact, de croire qu’il y avait pour moi, du moins, une autre voie et après deux ou trois entretiens très durs, nous trouvâmes un terrain d’entente absolument parfait qui fut le début d’une estime réciproque et d’une profonde amitié.

Thérèse Brenet